Pas plus haute qu'une enfant de 6ans, alors qu'elle en avait deux de plus; Lucas avait levé les yeux au ciel, lorgnant le pic des immeubles qui la surplombaient de tous côtés. Elle les trouvait étouffants, les buildings de Céladopole, pourtant ils avaient modelé son monde depuis son plus jeune âge, et la jeune fille les aimait autant qu'ils lui pesaient. Écrasants. De vastes silhouettes de géants penchées sur les passants. De hautes créatures de ciment aux regards multiples dont les ombres gigantesques s'abattaient sur la ville. Et sur la petite fille qui les observait, à demi effrayée. A demi fascinée.
Lucas Leimkühler était née dans cette ville et ne l'avait jamais quittée plus d'une poignée de jours. Les rues animées étaient son quotidien, les reflets du soleil sur les vitres des buildings, l'odeur enivrante des parfumeries, le brouhaha incessant... Tout ceci formait son univers depuis son premier cri. Et sans doute jusqu'au dernier...?
La petite fille avait grandit dans l'un de ces immeubles. Au sommet de l'un de ces buildings. Depuis la fenêtre de sa chambre elle pouvait dominer la ville entière sans que personne ne la voit. Spectatrice silencieuse. Petit dieu muet au sommet des tours. Elle observait sans relâche les vas et viens des passants, des voitures, des pokémons.
Les reflets du coucher du soleil sur les façades de béton gris, les piaillements des piafabecs dans les nuages, les parfums de Céladopole. Son bruit incessant. Son silence. Tel était son univers. Et lorsqu'elle quittait l'appartement de ses parents pour descendre se mêler au monde, tout en bas, Lucas finissait toujours par lever les yeux. Elle se sentait petite. Observée et écrasée par la ville qu'elle ne voulait voir que du ciel.
Les gens, une fois au bas de l'immeuble, étaient plus grand qu'elle. Les reflets du soleil ne représentaient plus qu'une vague lueur rougeâtre tout en haut alors qu'à l'entour, tout n'était qu'ombre. Le monde, vu d'en bas, n'était pas son monde. C'est ce qu'elle s'était dit, gamine, alors qu'elle longeait les murs en courant pour rentrer chez elle.
Et les pokémons. Il n'y en avait pas dans l'appartement exiguë du dernier étage. Comme compagnons ou comme alliés, comme amis ou comme outil, ses parents n'en voulaient pas. Une phobie, expliquait son père. Une phobie de sa mère. Pas de pokémon à la maison, maman avait peur. Alors Lucas ne connaissait que les piafabecs qui passaient en hordes hurlantes devant sa fenêtre. Une fois descendue dans les rues grouillantes de Céladopole, le mot "pokémon" voyait son sens transformé du tout au tout et, mêlée à la peur héritée de sa mère s'était invitée la curiosité. Une fascination toute enfantine pour les créatures protéiformes.
Lucas était revenue dans les rues. Encore. Et encore.
Petit à petit, l'enfant qui observait de loin la cohue de la ville s'y était mêlée pour dévorer des yeux les étranges créatures. 150 avait dit le Professeur Chen à la télé, mais le temps passant, chaque année le nombre semblait augmenter et Lucas n'en finissait plus de se délecter du spectacle qu'offraient les centaines de dresseurs accompagnés des pokémons les plus exotiques pour se rendre à l'Arène.
A 12 ans, la petite fille jadis perchée dans les nuages passait désormais la plus grande partie de ses journées les pieds sur terre enfin presque. Perchée sur un arbre, près de l'Arène, Lucas lorgnait de ses yeux bleus les dresseurs venus relever le défit. Et plus encore, leurs pokémons. A cette observation silencieuse elle consacrait des heures et des heures sans jamais s'autoriser à approcher l'objet de sa curiosité. "
Pas de pokémon à la maison." avait dit papa... "
Maman en a peur." Et jamais Lucas n'envisagea de nouer contact.
Silencieuse.
Silencieuse et introvertie.
C'est ce que disaient ses camarades de classe lorsqu'ils murmuraient à son propos. Elle répondait à leurs appels par des regards intraduisibles, ne participait jamais à leurs jeux. Elle refusait même de toucher à leurs petits pokémons si mignons. Ils ne comprenaient pas la gamine aux cheveux noirs et raides. La gamine maigrichonne qui, à chaque effort qu'ils produisaient, faisait un pas en arrière. Alors les enfants avaient abandonné l'idée de l'intégrer à leurs jeux.
Silencieuse. Observatrice. Trop habituée sans doute à admirer de loin. De haut. Là ou personne ne la voit. Elle se sentait de trop au milieu des autres. Dans son esprit Lucas était étrangère dans la foule. Habitante des hauteurs. Observatrice attentive, ses yeux clairs voyaient tout et ses oreilles captaient chaque bribe de conversation. Elle oubliait rarement.
Discrète, on remarquait peu ou pas la présence de l'enfant chétive. Elle pouvait se vanter d'avoirs connaissance de tous les ragots et de tous les secrets. Mais elle ne s'en vantait pas. Elle les gardait comme autant de trésors. Ou de dangers. "
La Team Rocket se cache dans le Casino" disait une rumeur...
A 13 ans Lucas avait comme tout autre habitant de Kanto, entendu parler de cette organisation de malfaiteurs sévissant dans la région. Elle n'avait pourtant -à leur égard- que de la curiosité. Pas de reproches à faire ni de leçons de morales à prodiguer, comme toujours Lucas se montrait naïvement curieuse de ce qui l'entourait, et imperméable aux discours moralisateurs. Lorsqu'elle passait devant le Casino, elle jetait un regard curieux dans la foule. Mais jamais l'observatrice silencieuse de Celadopole ne put apercevoir l'uniforme noir de la Team.
Telle était Lucas Leimkühler depuis le 26 mai de sa naissance jusqu'à ses 14 ans.
Chapitre second; Le monde change c'est fou,
et reste le même malgré tout
Et puis la terre trembla. Le temps devint fou. Les pokémons sauvages fuyaient en tous sens et il semblait que seuls les Hommes n'aient pas vu le danger venir. Les catastrophes se multiplièrent, les gens murmuraient tout bas: c'était un pokémon qui causait ça. Lucas tendait l'oreille.
Ce genre d'histoire fleurissaient à tous les coins de rues et à la moindre occasion, et chaque jour, chaque heure elle pouvait entendre ces accusations "un pokémon à causé tel désastre". C'était courant. Si courant qu'elle avait cessé d'y croire. Des canulars, pensait-elle. A peine de quoi occuper les mauvaises langues et les mégères.
Mais les choses étaient différentes à présent; qu'est-ce qui aurait pu provoquer de tels changements si ce n'est un pokémon? Le climat refusa de retourner à la normale. Les pokémons affolés devenaient agressifs, la panique s'emparait de la ville.
Petit à petit, les rues furent désertés. Cloitrée dans sa chambre Lucas observait le ciel gris et menaçant que les habituels piafabecs de son enfance avaient déserté. Où fuyaient-ils? Que fuyaient-ils? Comme la plupart des autres habitants de Céladopole, Lucas avait peur.
Mais pas seulement.
Elle échappa à la vigilance de ses parents et se glissa au dehors. La ville arc-en-ciel devenue grise. La ville bruyante devenue sourde. La ville aux milles parfums voluptueux étouffait sous l'unique senteur de la pluie sur le bitume chaud. Elle était restée immobile, fascinée par cette ville qu'elle ne connaissait pas. Qu'elle croyait connaitre. Céladopole, travestie par la peur. Elle avait senti ses mains trembler sous l'adrénaline et avait avancé dans les rues désertées par les habitants. L'orage avait éclaté sans que Lucas ne songe à s'abriter. C'était l'hiver, il faisait froid et la pluie s'insinuait dans son col, trempait ses vêtements lui arrachant de longs et douloureux frissons mais la jeune fille refusa de retourner sur ses pas. Elle voulait voir la ville, elle voulait voir sa ville telle qu'elle ne l'avait jamais connue. Vide et sereine. Vide et terrifiée. Irréelle.
Elle n'avait pas réalisé qu'elle se dirigeait vers le Casino, elle n'avait pas fait attention au camion garé en travers de la rue jusqu'à ce que des voix s'élèvent. Chérissant sa solitude, elle s'était précipité derrière un angle de mur, a l'abri des regards, et avait épié à la dérobé comme elle savait si bien le faire.
Elle ne bougea plus.
Pour la première fois de sa courte existence, Lucas Leimkühler eut confirmation de ce qu'elle n'avait jusqu'à lors que soupçonné. Les yeux ronds, écarquillés par la surprise et l'adrénaline, dissimulée dans l'ombre du mur gris, elle avait observé sans ciller les hommes et les femmes en costume noir qui sortaient du camion et se dirigeaient vers le Casino "fermé aux clients". Des costumes noirs marqués d'un R rouge. Son cœur battait plus vite et plus fort que jamais, paniqué à l'idée d'être vu, incapable de partir car la scène était trop rare. Trop unique. C'était -très certainement- son unique chance des les apercevoir un jour.
Oui elle était curieuse, Lucas. Trop sans doute.
Émerveillée par ce qu'elle avait vu, Lucas avait trop tardé sous la pluie. Ses vêtements détrempés collaient à sa peau, ses longs cheveux noirs ruisselaient dans son dos et s'accrochaient à son visage. Elle tremblait, frigorifiée. Le camion avait disparu depuis plusieurs minutes lorsqu'elle quitta sa cachète et retourna sur ses pas en courant.
Et puis la terre trembla.
Plusieurs fois. Des cris affolés s'élevèrent des immeubles tout autour, Lucas, déséquilibrée, était tombée au milieu de la route déserte. Le regard affolé, elle cherchait autour d'elle le secours qui ne viendrait pas.
Les tremblements s'accentuèrent, le séisme secoua la ville.
Le premier bâtiment céda. Elle ne vit rien mais entendit distinctement le grondement des murs qui cédaient, les hurlements mêlés à l'écho de la chute. Tout au bout de l'avenue un nuage de fumée noire traversa la route et le vacarme fut terminé. Assise au milieu de la chaussée Lucas observée, terrifiée, l'écran de fumée noire, seul témoin à ses yeux de la catastrophe. Son propre immeuble, sa propre 'maison' était dans son dos mais Lucas, se levant, choisit d'avancer vers la fumée. Elle avançait, tremblante, la pluie avait cessé.
Les cris des familles terrorisées,
La foule paniquée qui quittait les immeubles,
Les pokémons affolés qui traversaient la ville,
Le grondement de l'orage
Elle avançait à contre-courant, lentement, hypnotisée par l'ampleur de l'évènement. Et le sol tremblait, oui le sol tremblait menaçant de la faire tomber à chaque instant. Les familles hurlaient des noms dans la foule, scandaient des encouragements. Oubliée la mystérieuse Team Rocket, oubliée la famille du dernier étage. Lucas avançait en tremblant, assurant difficilement ses pas sur le sol traitre.
Des cris.
Une ombre.
Là haut, un bout de building disparut vers le bas.
Elle s'arrêta.
<
Le centre commercial...> Et au grondement sourd de la chute se mêlèrent des milliers de hurlements. La foule paniquée se mit à courir tandis qu'un nouveau nuage noir envahissait les rues et se dirigeait vers eux telle une vague en plein océan. Engloutissant tout.
Tout.
Une main étrangère la saisit par le bras, l'obligeant à courir pour sa vie. A la suite de l'étranger, Lucas se perdit dans le troupeau affolé des habitants de Céladopole. Céladopole la belle Céladopole. "Ville arc-en-ciel"... Plus jamais... Le nuage les rattrapa, cachant son visage dans sa veste Lucas protégea son visage, se laissant guider par la foule.
Elle tomba. Aveugle dans le noir, rampa au hasard. Trouvant un abri précaire dans une ruelle annexe la jeune fille ne bougea plus. Dissimulant son visage dans ses vêtements pour s'épargner d'avoir à respirer la poussière sombre qui envahissait les rues elle se laissa glisser contre un mur, assise à l'écart de la foule. Attendit.
Le brouhaha de la foule se dissipa dans le lointain mais les tremblements ne cessèrent pas. Et de nombreuses fois Lucas reconnut le grondement terrorisant d'un immeuble qui s'écroule.
Elle avait peur. Elle était aveugle et terrifiée. Le froid n'était plus que le cadet de ses soucis.
Laissant jaillir hors d'elle des larmes de panique elle mordit dans son bras pour s'empêcher de gémir, refusa de penser à sa famille. A ses parents. Là haut, tout là haut au dernier étage...
Elle s'endormit d'épuisement alors que les tremblements cessaient de secouer la ville.
Elle s'endormit aveugle, les yeux clos, enroulée dans ses vêtements humides.
Elle s'endormit au pied d'un immeuble épargné.
Orpheline.
Chapitre troisième; It's the end of the world as we know it,
and I feel fine
Elle avançait, stoïque, parmi la foule des endeuillés.
Un mois s'était écoulé depuis la catastrophe qui avait transformé l'univers mal assuré de Lucas. Comme la plus grande partie de la population, elle s'était rendue d'un pas trainant à Doublonville, mégalopole défigurée tout autant que sa Céladopole natale. Partout autour les gens pleuraient les disparus mais Lucas n'avaient plus de larmes à donner.
Elle s'était éveillée devant un policier qui l’assommait de mots réconfortants,
Sa peau, ses vêtements, était couverts de poussière,
Elle était sonnée, désorientée, épuisée.
Il lui avait fallut une éternité -lui semblait-il- pour se souvenir...
Elle s'était levée, avait couru, suivit par l'écho des appels du policier,
Deux rues plus loin ses yeux avaient assisté au désastre.
Sur le sol, son immeuble. Sur le sol, des gravats.
Le policier l'avait rattrapée, alors qu'elle hurlait. Le visage baigné de larmes
Ils étaient des centaines, des milliers comme elle. Avançant groupés dans les rues grises de Doublonville. Survivants désespérés. Les yeux fixés sur ses pieds hésitants, elle avançait sans penser, sans s'autoriser à penser.
Les pokémons avaient réapparu. Où étaient-ils parti durant tout ce temps? Elle n'en savait rien, personne n'en savait rien mais une réflexion amère lui rappela que les suivre aurait permis de sauver sa famille. Elle ne voulait plus les éviter. Elle ne voulait plus les fuir comme sa mère avait pu le faire. Mal à l'aise en leur présence, elle s'autorisa pour la première fois à les toucher, à jouer avec eux. A chercher un peu de réconfort à leurs côtés.
Le monde revint à la normale. Le ciel lourd laissait planer sa menace sur le nouveau continent unifié et livré au chaos mais il était seul à inquiéter encore la population. La mer s'était retirée, la terre avait cessé de trembler. Les pokémons étaient revenus. Peu à peu, les villes s'étaient reconstruites. Un peu. Lucas n'était pas rentrée à Céladopole.
Comme à son habitude, la jeune fille livrée à elle-même avait suivit les rumeurs: la Team Rocket s'était élevée.
Mais était-ce encore une rumeur? Partout on murmurait le nom de la dangereuse organisation. Elle gagnait en puissance. Et elle recrutait.
L'esprit désespérément vide, Lucas avait suivit les échos, les on-dit et les secrets. Alors que des centaines de gamins prenaient la route pour devenir dresseurs, elle avançait pour sa part seule et sans escorte vers la montagne qui déformait le point de rencontre des continents. Elle avançait, encourageant ses jambes fragiles et fatiguées grâce aux images volées ce jour là. Ces rares images.
Ces hommes et ces femmes en noir
Le R rouge sur leur poitrine.
<La Team Rocket se cache dans le Casino> disaient les rumeurs,
Elle n'avait plus que cela à quoi se raccrocher...
Un vague espoir, une vague idée, se dire qu'elle pouvait sortir forte de cette catastrophe, se persuader qu'elle n'était pas comme cette foule de gens éplorés, s'assurer qu'elle pouvait faire parti des vainqueurs. Qu'elle n'avait pas survécu pour mieux sombrer.
Elle releva la tête, marcha vers la montagne. Obstinée.
Prête à proposer ses services au nouveau leader du groupe de bandits. Prête à s'allier au premier pokémon qu'on lui proposerait pour prendre son poste. Devenir un anonyme sbire en noir. Qu'avait-elle encore à perdre?
Elle voulait se relever fièrement. Voila tout.