Chapitre 2 . La Rancœur

L'eau s'écoulait, d'un flot continu, laissant voguer les souvenirs immarcescibles des deux inconnus. L'odeur capiteuse de la terre s'immisçait partout autour d'eux, tandis que la course du temps s'étiolait par l'absence d'oraison. Tenant le parapluie d'une main, par galanterie, le garçon avait renoncé bien malgré lui à ses esquisses. Le mutisme s'était installé sans qu'il le choisisse, bien que l'idée ne lui déplaise aucunement. Leurs empreintes se dessinaient au sol comme pour appuyer leur avancée. La pluie semblait immuable, le temps figeait dans cette douce et glaciale tempête emmenant les rêveurs avec lui par le clapotis perpétuel des gouttes tombant dans l'herbe. Un doux euphémisme pour relatait une situation qui semblait inchangeable, les cumulus ne laissant guère entrevoir une accalmie prochaine.

Malgré la toile au-dessus de sa tête, le visage du jouvenceau était trempé par le crachin incessant et monotone qui durait depuis l'aube. Ses yeux se tournant vers la demoiselle, détaillèrent sa silhouette élancée et ses longs cheveux flamboyants. Remarquant son indiscrétion, Red détourna son regard, concentrant ses pensées vers les souvenirs que ce déluge ramenaient en lui.

Un atoll s'esquissait, traçait par les vagues amères de la tristesse. Un vieil homme semblait l'appeler au loin, tandis que fuyant sur son bélandre, il s'éloignait irrévocablement de l'île. Les cris s’évanouissaient, comme si ils n'avaient jamais existé. Une mer d'huile s'étendait, comme un sourire irrationnel devant lui. Il ouvrit les yeux. Le songe l'avait emporté tandis qu'il marchait sur la route. Se rassérénant, le garçon reprit lentement ses esprits, sortant comme il le pouvait de sa torpeur. Toute cette eau donnait lieu à une isotopie trop longuement abordée, lassant l'adolescent pour qui la mélancolie semblait gagner du terrain sur l'engouement qui avait étayé sa décision de quitté la cité. Sa folie retombait, il ne restait qu'un gouffre d'anciens souvenirs à l'odeur rance tant la douleur de leur évocation était vive. Pressant sa tempe, Red chassa les allégories naissantes de son passé.

Telle une intervention divine, un léger rayon de soleil chatouilla le dessus de sa main. L'astre solaire daignant finalement se montrer, comme un acteur ayant attendu son rappel, la clarté vint au rendez-vous du jour, berçant l'atmosphère pour la première fois depuis le matin. La douce lumière se réfléchissait dans les gouttes interminables de la pluie, laissant opérer subtilement la diffraction de cette première dans ces prismes aquatiques. Les minces lèvres du jouvenceau s'étirèrent en un léger sourire. Cette douceur astrale baignant le monde autour des deux adolescents, ranimant leur goût de l'aventure par sa présence. Red offrit l'ombrelle à sa compagne de route. Prenant dans sa besace son calepin et commençant à tracer les premières gouttes d'ondée.

Les traits au fusain s'agençaient parfaitement, traduisant avec une subtilité supplémentaire et volontaire l'intensité du décor. L'esquisse prenait forme et vie à travers chaque coups de crayon. Le dessin était une évidence, un axiome de certitudes convergentes. L’œuvre était belle, bien que d'une morne banalité, mais un je-ne-sais-quoi qui la rendait délicatement supérieure à la stéréotypie habituelle. Non. L'illustration ne souffrait que peu de défauts. Et bien que la règle préliminaire de l'aphasie eut été respecté depuis tout ce temps, Red sentait aisément le regard d'Amanda au-dessus de son épaule. Doucement, l'adolescent roula son ébauche et la plaça avec nonchalance dans le sac de la demoiselle, un sourire mystérieux sur ses lèvres.

Sa bouche s'ouvrit, dans un louable esprit d'irénisme, il voulait réconcilier son être avec la douce jeune fille. Elle brisa le silence avant lui, le condamnant au mutisme une fois de plus. Écoutant cette question dont la parole musquée ne semblait que de façade. Voulant par la présente répondre, Red n'eut pas l'occasion de se prononcer, que déjà, la demoiselle reprenait sans mot dire la parole. Débitant sa rancœur à travers cette courte dévalorisation. Le jouvenceau se tourna vivement vers son interlocutrice, piqué par cette légère véhémence. Son emportement ne semblait pas en reste, continuant en un flot perpétuel de constations et d'aveux, touchants par endroits. Amanda s'imaginait le garçon comme un mystère insondable dont la vérité intouchable attirait les plus inquisiteurs.

Rire. Léger et adolescent, une touche de mystère charismatique transpirant dans ces quelques notes profondes. L'attrayant visage du garçon se tourna vers Amanda, son regard écarlate plongeant dans celui de la demoiselle, figeant ses pensées et défiant ses certitudes. La voix douce et sûre de l'adolescent se fit entendre après un léger silence entendu. Son ton patelin entourant la jeune femme.

« Serait-ce de la rancœur qui semble poindre de cette diatribe endiablée ? Ou n'est-ce que l'illustration osée de sentiments indistincts qui t’émeus sans que tu puisses y apporter une quelconque réponse ? Calme. Il est vrai que par nature, je ne suis guère prolixe, mais ne t'emporte donc pas de la sorte.. »

Reprenant sa respiration et marquant un temps, le jouvenceau réfléchissait à la suite de ses paroles. Voulant comprendre l'étrangeté des propos de la demoiselle, sans pour autant la brusquer, il conserva un silence poli, puis levant un doigt pour signifiait que sa tirade n'était guère achevée, il reprit d'un ton plus doux. Sa voix, autrefois gâtée par la mignardise et l'afféterie, s'échappait pure et limpide.

« Te rabaisser ne m'invite que peu à te découvrir, mais pour faire taire tes inquiétudes, je puis t'affirmer que mes intentions ne sont en aucune façon mauvaises et uniquement amicales. Il est bon de ne pas s’enfermer dans la solitude, surtout dans une telle entreprise, que celle d'un voyage à travers le monde. »

La main du garçon retomba. Il n'avait plus rien à dire. Son regard s'évada vers la fraîcheur rosée, des couleurs purpurines qui décorent les joues de la femme pendant son âge d'insouciance. Ses iris s'accrochèrent un temps à cette vision, puis, se détournèrent comme lasser de cette douceur colorée. La pluie cessa, comme si quelqu'un avait fermé le robinet de manière extrêmement nette et soulignée. Les cumulus s'échappaient, happaient par l'astre solaire qui inondait de sa céleste présence le sentier de terre battue. Red, le regard dans le lointain, repris la parole. Son grain de voix se fondant avec délicatesse dans la virtuosité du moment.

« Je ne cours pas après la célébrité. Partir à la conquête de pâles artefacts délivrés par des êtres narcissiques et dénués du moindre charisme est tellement impersonnel. Ça frôle l'ignominie en mon sens. Je ne suis pas partisan des bambins insouciants qui partent sans crier gare à l'aventure, comme si le monde leur appartenait. L'harmonie. C'est tout ce qui nous reste pour exister. C'est tout ce que je désire et non pas complaire à mon désir individualiste, dans la quête de victoires sans saveur. »

Il se tut. Il n'avait pas pour habitude de décrire ce qu'il ressentait. Ce qu'il pensait. Il n'avait pas pour but de se dévoiler. Autant se laisser emporter par la poudre de succession que de voguer tel un livre ouvert à l'aventure comme un garçon idéal. Saisissant la sphère qui trônait à sa ceinture comme un trophée ostentatoire, Red libéra son compagnon, qui durant tout ce temps s'était lové confortablement, à l'abri du déluge. Le gecko flamboyant s'étira puis, rajustant le tissu vert autour de son cou, commença à courir dans tous les sens. Observant la scène, Amanda imita son geste et libéra son compagnon. La féline créature s'esquissa, prêtant ses traits à un croquis futur du jouvenceau, dont l'esprit virevoltait en des images précises de créations artistiques.

Chemin faisant, le sentier se coupa en une délicate intersection. Deux chemins couverts de branches amarantes, symbole de la vertu qui ne se flétrit jamais, qui se rejoignaient en une alcôve verdoyante laissant se dessiner un puits fait de pierres blanches. Désignant ce dernier, Red s'avança vers cette preuve de vie humaine et laissa tomber son sac contre la pierre. Débordant d'eau, l'adolescent se désaltéra de cette pureté aquatique, presque vulnéraire. Mussel, mimant son mentor, se pencha et fit de même. Un buisson frissonna, l'air se troubla. Quelque chose les observait. Les zélateurs de la route semblaient s'être enfin décider à apparaître, après leur avoir laissé un peu de répit. Approche.